Nous avions fini, mes frères et moi, par savoir ce que cela signifiait vraiment. Lorsque grand-père disait, « je vais casser du bois » et qu’il se dirigeait, le visage fermé, vers ce qu’il appelait « le bûcher », il ne fallait surtout pas lui adresser la parole. Il disparaissait alors dans la remise à bois, un quart d’heure, parfois une demi-heure ou plus. Je l’avais déjà observé, de loin, car il me faisait garder la distance lorsqu’à grands coups de masse, il fendait les bûches par terre ou les débitait, posées en équilibre sur le billot, en petit bois d’allumage.
Négociant de profession et radiesthésiste amateur à ses heures perdues, grand-père supportait mal les longs conciliabules de ma grand-mère avec les voisines, en particulier celle de l’étage d’en haut. Celle-ci ne venait plus à la maison, mais grand-mère allait chez elle, et y passait un temps qui me paraissait infini. Elle barbotait, disais-je dans mon langage enfantin.

C’est ainsi qu’il faisait passer sa colère, car il n’élevait pas la voix lorsqu’il était fâché. Quand cela arrivait, le petit garçon que j’étais alors avait bien observé l’échange de regards de connivence, mais énigmatiques pour moi, entre ma grand-mère et ma tante. Le bruit de la masse sur le coin d’acier m’avait fait parfois sursauter, mais la régularité des chocs était finalement apaisante, presque rassurante, comme le tic-tac sonore de la grande pendule de parquet du salon.

J’ai su, quelques années plus tard que, pendant qu’il « faisait de la radiesthésie », grand-père se mettait intellectuellement et émotionnellement dans un état aussi neutre que possible. Parce qu’il savait qu’il est mauvais de « ravaler » ses émotions, il les exprimait physiquement pour, m’a-t-il dit ultérieurement, préserver sa santé et l’harmonie due à son entourage. Pas forcément en cassant du bois, mais en tout cas sans agressivité vis-à-vis de lui-même ou de tiers. Et singulièrement, il y arrivait en prenant tout de suite conscience de son trouble, et réagissait immédiatement dans le bon sens.

Le monde d’un garçonnet est composé de petits faits, d’interactions dont le sens n’est perçu que par lui. Quand mon grand-père était fâché, il allait casser du bois. Un point c’est tout. Quand il revenait de la remise, c’était toujours le même rituel : il se lavait soigneusement les mains, allumait sa pipe, et il souriait à nouveau. J’étais content, je me rapprochais de lui et il me caressait la tête. J’avais parfois droit à une courte histoire. Aujourd’hui, grand-père n’est plus de ce monde, mais je n’oublierai jamais ces moments privilégiés.




Auteur : © Pheliny