Corps ami, Corps ennemi
J’ai passé la majorité des plus belles années de ma jeunesse, soit de 12 à 28 ans, martyre de mon corps, en traversant plus particulièrement les affres des troubles du comportement alimentaire (« TCA »). Au début de l’adolescence, j’ai très mal vécu la transformation de mon corps. Je n’étais pas prête à cette mutation physique et mentale. Pour arrêter cette métamorphose, je me suis alors réfugiée dans l’anorexie.
Pendant de nombreuses années, ma vie n’a été que contrôle de mon alimentation, et très rapidement esclavage mental avec des obsessions caractéristiques telles que «rejet absolu des graisses et du sucre », « m’alimenter le moins possible » et « me dépenser sans cesse pour perdre ces pernicieuses calories ». Grâce à cette guerre assidue, je suis parvenue à re-sculpter mon corps. Je n’étais alors plus une femme, mais un individu entre deux sexes. Mon état intermédiaire me sécurisait. J’étais parvenue à devenir un être épuré, filiforme et sec, tel un Giacometti.
Mais je trouvais que je n’en faisais jamais assez et malgré le fait que mes efforts se couronnaient par un corps cadavérique, mon cerveau était incapable de le reconnaître. Selon moi, j’étais toujours trop grosse car en pinçant ma peau entre deux doigts, je voyais toujours une couche de graisse (certes infime) et je devais impérativement l’éliminer. Mes 34 kg de chair pour 1,64 m était finalement 34 kg de trop. Cette folle poursuite contre la graisse et le désir de n’être que « pur esprit » m’ont bien évidemment menée à la dépression profonde et l’envie de mourir. J’étais tout simplement arrivée physiquement et moralement à ne plus avoir la moindre force de vivre. Et les seules solutions qui s’étaient présentées à moi étaient soit de me suicider, soit de demander de l’aide auprès d’un spécialiste. Ma tentative de suicide ayant échoué, j’ai consulté un thérapeute compétent dans le domaine des TCA.
Grâce à une thérapie, j’ai pu enfin faire un long travail sur moi-même. Plus spécifiquement, j’ai pu prendre conscience que mon comportement camouflait bien des mystères. Et l’adolescente studieuse, puis la jeune fille consciencieuse, disciplinée et si raisonnable que j’étais, avec mon attitude emprunte de tant de volonté et de maîtrise qui me faisait me sentir tellement plus forte que tous les autres, ignorait bien ses faiblesses. En effet, cette aliénation sur mon apparence corporelle, soit mon aspect extérieur, avait l’avantage de m’éviter de penser réellement à mes nombreux problèmes intérieurs.
Plus particulièrement, mon corps devait prendre le moins d’espace possible parce que je ne me trouvais pas ma place dans ce monde. Je n’étais pas prête à être femme et l’absence de seins, de cuisses et de courbes féminines, me permettaient non seulement de ne pas attirer le regard des hommes, mais aussi de ne pas susciter la jalousie des autres femmes. J’avais, en outre, un rejet total du modèle de potentielle « mère de famille » et l’inexistence de mes cycles menstruels me rassurait à ce niveau. Je ne voulais pas devenir adulte car notre système, avec le chômage, l’injustice, la compétition, la violence ou encore l’abrutissante société de consommation, me terrifiait.
En arrêtant le temps, j’étais soulagée. Mais malgré mes efforts axés sur mon physique, j’étais emplie de multiples craintes qui m’ont tout simplement conduite à ne plus vouloir vivre, la vie ayant fini à mes yeux par ne plus être que chaos. Ces faiblesses étaient des peurs et désirs fondamentaux face auxquelles je n’avais aucune défense telles que l’absence de confiance en moi, l’incapacité à m’affirmer et à gérer le moindre conflit, le manque de repères affectifs, ou encore, la peur viscérale d’autrui. Quant aux désirs, je voulais à tout prix être parfaite en toute chose et être aimée en permanence et par tous. Entre ces blessures qui remontaient à l’enfance, mon hypersensibilité émotionnelle bien occultée et mes désirs irréalisables, je m’enfonçais psychologiquement et ne pouvais qu’être envahie par le sentiment omniprésent de vide, d’insécurité et d’angoisse.
En consultant un spécialiste, j’ai pu reconsidérer le rôle de mon corps, qui n’était alors qu’un instrument me permettant de me déplacer à ma guise, et, surtout, un ennemi retors qu’il fallait impérativement dompter, sous peine de finir par être trahie un jour ou l’autre. Pendant toutes ces années, ne voulant pas être esclave de mes sens, je m’étais déconnectée de moi-même en refoulant la moindre émotion et rejetant tout contact physique. Je luttais contre ce corps qui était à mes yeux synonyme de souffrance avec la douleur, l’émotivité et l’affectivité, puis trahison avec l’arrivée de l’adolescence et la vieillesse avec cette lente dégradation des capacités motrices et intellectuelles.
Le travail que j’ai effectué a donc été fastidieux et j’ai bien souvent failli abandonner, tant j’étais envahie par le doute et la peur de me perdre ; mais il en valait amplement la peine. Désormais, grâce à la remise en question de mes mécanismes mentaux, je peux affirmer que mon corps est devenu mon « partenaire ». En me construisant une intériorité, je suis non seulement moins inquiète quant à mon apparence, mais j’ai également découvert une nouvelle personne : soit une femme. Ainsi, j’ai notamment appris à concevoir le sexe féminin autrement que comme un être soumis, victime des mâles déloyaux, et uniquement « aimable » en fonction de la minceur de son physique. Peu à peu en prenant confiance en moi, j’ai eu envie d’adopter un comportement plus féminin en me découvrant un nouvel intérêt pour le maquillage, l’habillement et les bijoux, et n’ai plus considéré cela comme vulgaire et pitoyable, mais bien au contraire comme une occasion de me respecter en voulant me plaire.
J’ai dû en outre travailler sur ma conception de la sexualité et dépasser les notions de corps « péché », « animalité », salissure et perte de contrôle de soi. Ainsi, après avoir accepté les stades tels que m’autoriser le plaisir et accepter de m’engager sur une longue durée, mon exploration est devenue une opportunité de mieux me connaître et d’appréhender favorablement un homme.
A présent, mon corps est donc devenu un partenaire fabuleux auquel je dois demander pardon. Celui-ci me fait découvrir chaque jour un peu plus les merveilles de la vie : notamment le toucher et la sensualité comme les massages et les étreintes, le goût et les multiples variantes offerts par la nature, l’excitation de cette fabuleuse aventure du développement des sens, et bien sûr le plaisir. Plus précisément, comme dans toute chose, tout dépend de la façon dont on la perçoit. Le corps peut être considéré comme « sale » ou « animal » avec la salive, la sueur et l’urine ; ou tout simplement « fonctionnels », voire «surprenants» avec les multiples sensations qu’il met à notre disposition telles que la surprise renouvelée de la douceur d’un toucher et d’une caresse, l’effet rassurant d’une odeur intime, d’une étreinte ou d’un baiser, ou encore les délicieux tressaillements que l’on peut susciter chez autrui ou ressentir par un simple toucher ou une voix.
En me remettant en question, alors que je croyais qu’il fallait choisir entre le corps OU les capacités intellectuelles, j’ai découvert que la vie c’était le corps ET les capacités intellectuelles. Après tout, la vie aurait-elle un sens sans toutes ces richesses que nous procure notre corps ? De même, l’existence a-t-elle finalement un intérêt, en s’anesthésiant par peur de souffrir, et donc sans espoirs, sans projets, sans défis ou encore sans relations avec autrui ?