Pour la chercheure américaine en psychologie et en neuroscience Lisa Feldman Barrett, les termes utilisés pour décrire les émotions sont plutôt flous car une même appellation peut désigner plusieurs états différents.
Ainsi, elle préférera dire qu'elle ressent une désagréable activation en raison de l'incertitude, plutôt que de dire qu'elle est anxieuse... ou encore qu'elle est dans un pénible état de déficit de son budget corporel plutôt que déprimée.
Dans The Guardian, le chroniqueur David Shariatmadari explique la conception de la chercheure.
Les émotions ne sont pas innées et universelles
L'une des principales idées fausses sur les émotions, estime-t-elle, est qu'elles sont innées et universelles.
La colère, par exemple, est considérée comme une composante fondamentale de la nature humaine, avec une « empreinte » physiologique caractéristique. Mais cette idée est catégoriquement fausse, dit-elle, et de nombreuses données scientifiques le soutiennent maintenant.
La « colère » est un concept culturel, explique-t-elle, que nous appliquons à des patterns de changement très diversifiés dans le corps. Certaines cultures n'ont pas de concept qui correspond à la « colère », comme les Inuits Utku des Territoires du Nord-Ouest du Canada.
Il en va de même, étonnamment, du « bonheur », de l'« excitation », de la « déception », etc. Aucune émotion n'est liée à un état unique et objectif dans le corps. Les émotions sont plutôt des artefacts culturels.
Mais, les bébés et les enfants en bas âge ne se fâchent-ils pas devant un obstacle bien avant d'avoir un mot pour décrire le sentiment ? Et les Utku ne ressentent-ils pas aussi que leur sang pompe plus vite et que leurs muscles se tendent lorsqu'ils sont confrontés à un problème difficile ? Oui, bien sûr, mais la « colère » est une interprétation de ces événements, une tentative culturellement spécifique pour leur donner un sens, selon la chercheure.
L'affect est la composante universelle
Les composantes universelles de l'expérience humaine ne sont pas les émotions, soutient-elle, mais plutôt les changements sur un continuum d'activation (« arousal ») d'une part, et un continuum de plaisir et de désagrément d'autre part.
Le terme pour cela est l'« affect ». Il s'agit d'une caractéristique fondamentale de la conscience, et les gens de différentes cultures apprennent à modeler cette matière première en expériences émotionnelles de différentes manières.
Ainsi, vous pouvez avoir une forte activation et un grand plaisir, et votre cerveau peut concevoir l'« extase », ou une faible activation et un grand désagrément et vous pouvez créer la « misère ». Une faible activation et un grand plaisir peuvent être une « satisfaction », et une forte activation couplée avec un grand désagrément peut être la « peur » (vous pouvez également créer un état de peur que vous ressentez comme agréable, par exemple en faisant des montagnes russes).
L'émotion est une interprétation
Une autre culture et une autre langue pourraient se retrouver dans un état physiologique similaire, mais leur mot pourrait avoir des connotations subtilement - ou carrément - différentes. Chez les Ilongot des Philippines, par exemple, une grande activation très agréable peut constituer le « liget », une intense poussée d'énergie qui se produit en relevant activement un défi avec d'autres personnes, comme en jouant au football.
Flexibilité des émotions
Le point de la chercheure, résume Shariatmadari, est que si vous comprenez que la « peur » est un concept culturel, une façon de superposer un sens à une forte activation et un grand désagrément, alors il peut être possible de la vivre différemment.
« Vous savez, lorsque vous êtes très activé avant un examen et que votre cerveau perçoit cet état comme une anxiété, c'est un sentiment vraiment différent de celui que vous éprouvez lorsque votre cerveau le perçoit comme une détermination énergique
», donne-t-elle en exemple.
Comment sont générées les émotions
Face aux événements qui se produisent dans l'environnement, le cerveau doit en deviner les causes pour décider de la suite à donner. Il compare ces événements à des événements similaires survenus dans le passé et fait des prédictions sur les causes actuelles en se basant sur l'expérience.
Cette production de prédiction passe par la conscience, que l'on peut considérer comme étant un processus constant de suppositions sur le monde qui sont soit confirmées soit démenties par de nouvelles données sensorielles.
Imaginez que vous vous promenez en forêt. Un motif de lumière laisse entrevoir une forme noire ondulée devant vous. Vous avez déjà vu des milliers d'images de serpents dans le passé, vous savez que les serpents vivent dans la forêt. Votre cerveau a déjà mis en route une série de prédictions.
Lorsque vous avancez, vous obtenez des informations qui confirment une prédiction concurrente selon laquelle il ne s'agit que d'un bâton : la prédiction du serpent est finalement réfutée, mais pas avant qu'elle ne soit devenue si forte que les neurones de votre cortex visuel se sont déclenchés comme si un serpent était réellement là. « Nous créons ainsi notre monde d'instant en instant.
» Sinon, le cerveau ne serait pas capable d'effectuer assez rapidement les changements nécessaires à la survie. Si la prédiction « serpent » n'était pas déjà en cours, la dose d'adrénaline dont vous pourriez avoir besoin arriverait trop tard.
Le cerveau reçoit également des informations sur le rythme cardiaque, le fonctionnement des poumons, le système immunitaire, les niveaux d'hormones et bien d'autres choses. L'« intéroception », c'est-à-dire la surveillance constante de l'état du corps, se poursuit largement en dessous du niveau de la conscience. Mais elle est absolument cruciale, car elle détermine l'affect - ces sensations de plaisir ou de désagrément, d'activation ou de non-activation, qui sont toujours présentes et qui alimentent les émotions.
Le cerveau traite les « input » de l'intérieur de la même manière qu'il traite ceux de l'extérieur : il fait des prédictions sur les causes de ces changements en se basant sur ce qu'il a appris, en leur donnant un sens, ce qui constitue les émotions.
Le cerveau, affirme Mme Barrett, essaie constamment d'équilibrer un « budget corporel » (traduction du terme scientifique « allostasie »). Un budget corporel déséquilibré - trop de stress sur les systèmes corporels, pas assez de possibilités de repos et de réparation - s'introduit dans la conscience comme un effet négatif. Cela peut être interprété comme une « descente aux enfers » ou un « sentiment de dépression », selon la gravité de la situation, les expériences passées et le contexte culturel.
Pour la chercheure, l'anxiété et la dépression résultent de budgets corporels restreints. Travailler trop fort, ne pas dormir assez et mal se nourrir peut mener à un déficit chronique. « Si vous deviez concevoir un système qui fasse vraiment exploser les budgets métaboliques des humains, ce serait le monde dans lequel nous vivons actuellement
», dit-elle.
La chercheure a ses détracteurs, principalement parmi ceux qui s'accrochent à l'idée que les émotions sont innées. Comme elle le souligne dans l'un des chapitres de son livre « How Emotions Are Made: The Secret Life of The Brain » (2018), elle ne propose rien de moins qu'une « nouvelle vision de la nature humaine
».
Son prochain livre, Seven and a Half Lessons About the Brain, qui doit paraître dans le courant de l'année, traitera de sujets plus vastes et sera plus léger. « J'ai pensé qu'il serait amusant pour les gens de pouvoir lire un livre de neurosciences sur la plage
», a-t-elle commenté.
Travaux de Lisa Feldman Barrett relayés sur Psychomédia :
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Psychomédia avec source : The Guardian.
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