"Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies", de l'anthropologue et historien de la médecine Guillaume Lachenal, est une enquête sur une dérive de la médecine coloniale. Dérive qu'on a bien tenté de faire sombrer dans l'oubli.
Dans la première moitié du XXe siècle, la maladie du sommeil (trypanosomiase), provoquée par le parasite trypanosome transmis par la mouche tsé-tsé, "est la grande épidémie tropicale, un enjeu humanitaire pour les pays européens
", explique l'auteur dans une entrevue accordée au Point.
Dans les années 1930, on avait découvert que la pentamidine (Lomidine), un médicament produit par la firme française Specia (filiale de Rhône-Poulenc),soignait les personnes infectées par le parasite. Après la Seconde Guerre, des études semblent montrer que le médicament préviendrait aussi l'infection.
Une vaste campagne de "lomidinisation" est lancée. Les populations entières des zones les plus exposées sont forcées de recevoir des injections préventives de Lomidine. Au Congo belge, en Afrique française et en Afrique portugaise, 12 à 13 millions d'injections ont ainsi été réalisées entre 1945 et 1960.
Mais ce médicament a des effets secondaires importants. L’injection dans la fesse est très douloureuse. Des effets secondaires préoccupants sont minimisés dans toutes les publications: vertiges, vomissements, diarrhées, baisse brutale de la tension artérielle, hypoglycémies brutales et démangeaisons jusqu'à syncopes, accidents cardiaques et décès brutaux.
Les campagnes étaient aussi marquées par des "accidents". Par exemple, en 1954, dans l'est du Cameroun, le village de Gribi est décimé par des cas de gangrènes de la fesse: au moins 30 morts et 200 gangrènes sur 300 habitants. "L'eau, mélangée à la poudre de Lomidine, était contaminée par une bactérie et avait été mal filtrée. On connaissait ce risque, on savait comment l'éviter, en employant une solution stérile, et pourtant ce genre d'accident s'est répété.
" Des dizaines de drames similaires seront recensés.
Les populations fuyant parfois les unités mobiles qui venaient faire les injections, les campagnes se faisaient alors sous la contrainte armée.
Non pas qu'il s'agissait d'une autre époque où la médecine n'avait pas les mêmes standards, car pour les colons européens, on déconseillait officieusement l'emploi de la Lomidine: trop douloureux et trop dangereux. Au début des années 1960, on découvrira que le médicament ne prévenait pas la maladie.
Peut-on voir dans cette campagne de lomidinisation, "une des origines de la méfiance contre la médecine qui accentue la crise sanitaire autour d'Ebola ?
", demande le journaliste du Point. "Absolument
", estime l'auteur. "La médecine coloniale est la scène inaugurale de la névrose entre l'Afrique et la médecine. La lomidinisation est un épisode parmi d'autres. (...) Ces zones qui ont été traitées dans les années 1950 sont aujourd'hui difficiles d'accès pour les chercheurs et les médecins. En Guinée forestière, là où les premiers essais de la Lomidine ont eu lieu, une équipe médicale luttant contre Ebola a failli se faire lyncher ces derniers jours. Mais peut-être n'est-ce qu'une coïncidence."
Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies par Guillaume Lachenal. Les Empêcheurs de penser en rond/ La Découverte 280 pages, 18 euros.
Psychomédia avec sources: Le Point, Le Nouvel Observateur
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